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Enquête au paradis, de Merzak Allouache

La bataille de la culture

© Baya Films / Les Asphofilms

 

Depuis Omar Gatlato (1976), son premier film qui racontait le quotidien d’un Algérois désinvolte et amoureux dans l’atmosphère de fin de règne de Boumédiène, le cinéaste Merzak Allouache explore les mutations d’une société algérienne en prise avec son histoire tourmentée. Bab El-Oued City (1994) dénonçait la dérive intégriste au lendemain du premier soulèvement du monde arabe en 1988, Le Repenti (2012) décrivait le retour d’un terroriste dans son village après les « années noires » et Les Terrasses (2013) dévoilaient les ressorts d’une violence déjà latente. Son dernier film Tahqiq fel Djenna (Enquête au paradis) couronné par le FIPA d’Or 2017 et par le jury œcuménique de la 67e Berlinale, s’inscrit dans la continuité d’une filmographie dense et engagée. À travers le fantasme du paradis, Merzak Allouache joue des codes du documentaire et de la fiction pour révéler les affres d’une société mise à l’épreuve des dérives populistes et radicales de l’islam politique.
 
Qu’est-ce que le paradis pour vous ? Que représente-t-il ? Les femmes ont-elles une place dans cet au-delà ? Des côtes d’Alger aux confins sahariens, au croisement des imaginaires et des idéologies, le film se construit sur le mode fictif de l’enquête. Avec ces questions récurrentes, Nedjma, une journaliste interprétée par l’actrice Salima Abada, cherche à saisir une parole peu évidente. Sa démarche, innocente et délibérément naïve, l’amène à de multiples rencontres. Jeunes ou âgés, hommes ou femmes, intellectuels reconnus ou simples passants, chacun possède sa propre interprétation et ses propres sources. À leurs évocations, reflets du désir des âmes, la journaliste confronte la vidéo d’un populaire prédicateur wahhabite. Le prêche interpelle par sa description précise, caricaturale et sexuelle d’un paradis transformé en produit de consommation. Il évoque la longue chevelure brune, la poitrine, les cuisses, la bouche des « houris », ces vierges célestes promises à chaque homme, dont la pureté et la douceur ne requièrent « ni Nivea ni vaseline ». Les images et les mots déconcertent, dérangent, détournent. 

© Baya Films / Les Asphofilms

« Tout le drame, c’est que les gens veulent vivre mais ils veulent vivre après la mort » avance l’écrivain Kamel Daoud qui voit dans le paradis un « concept dévastateur », qui « détruit l’envie de vivre, de construire, de partager, de transmettre ». Comme les autres intellectuels, artistes et militants interrogés, il dénonce la pensée wahhabite qui l’instrumentalise, jouant sur les frustrations, les interdits et les tabous d’une jeunesse en perte de repères. Recueillie dans un cybercafé d’Alger ou au centre culturel de Mostaganem, la parole des jeunes est d’une confusion troublante. « Allah nous décrit le paradis pour qu’on résiste ici, pour qu’on ne sombre pas dans la perdition. Sur terre, les femmes créent la « fitna » (division) », dit l’un d’eux. « Notre vie sur terre est vaine », renchérit un autre qui assure « essayer de résister à tous les interdits religieux ». Tous avouent suivre les prédicateurs stars des « télé-fatwas » si populaires en Algérie et dans le monde arabe, qui inondent la toile, les réseaux sociaux comme les plateaux de télévision. Contactés par la journaliste et son équipe, ces derniers refusent le dialogue en prétextant que la religion ne se discute pas. 
 
« À chaque oiseau, son chant », affirme un sage de Timimoun qui ne veut rien entendre de ces récits qui manipulent et désacralisent. En contraste avec les « rivières de miel » et les « couleurs infinies » du fantasme, le film révèle en noir et blanc la réalité du fossé abyssal qui se creuse entre les générations. Entre les tenants du discours islamique classique, qui considèrent le paradis comme un récit encourageant la vie terrestre, spirituelle et morale, et les jeunes, tournés vers internet et le Moyen-Orient, qui sont appâtés par ce packaging séduisant qui masque une « théologie de la mort ». « En tant que salafiste, tu as un rapport de propriété au paradis : il te revient de droit », précise un ancien adepte aujourd’hui repenti. Un discours « porno-islamiste », dénué de toute spiritualité, qui en levant tout impératif moral pousse le jeune oisif à la résignation et l’exhorte, pour obtenir la récompense qui lui est due, à mourir en martyr.

© Baya Films / Les Asphofilms

Comment interpréter la crainte partagée de ce retour de la violence et de l’intolérance au sein d’une société pourtant marquée par des années de terrorisme islamiste ? En ayant subtilement recours à la fiction, le film montre à quel point le passé fait l’objet d’un refoulement et d’une amnésie collective. Plusieurs séquences consacrées au rapport qu’entretient Nedjma avec sa mère dévoilent tout le poids de l’histoire et de ses traumatismes. Au début du film, la journaliste surprend sa mère en train de lire Mein Kampf qui, traduit en arabe, s’arrache aujourd’hui dans les rues d’Alger. La violence de la décennie noire est palpable dans l’attitude de cette mère qui s’inquiète pour sa fille lorsqu’elle doit prendre la route autrefois dangereuse de Timimoun, à l’intérieur du pays, pour les besoins de son enquête. Plus tard, c’est par le biais de l’archive télévisée que la conversation s’engage : un reportage est consacré aux funérailles de Hocine Aït Ahmed, figure historique de la guerre d’indépendance, qui ont drainé des dizaines de milliers de personnes réclamant une « Algérie libre et démocratique ». « J’ai rêvé de Tahar, il était debout et me regardait », confie la mère à sa fille. Elles partent ensemble saluer la mémoire de Tahar Djaout, assassiné en 1993 par des groupes islamistes terroristes. La pierre tombale de l’écrivain poète gît à l’abandon au milieu d’un parking.
 
En se confrontant à la parole des résistants d’hier, démocrates et féministes, qui peinent à faire entendre leurs voix aujourd’hui, Nedjma comprend qu’elle fait face à un système tenu, dans « un pas de deux incestueux », par le pouvoir et les idéologues salafistes. « Le pouvoir politique en Algérie a généré une société intellectuellement pauvre », avance un ancien militant, précisant que « le discours de l’islam politique s’adapte au niveau de la société à laquelle il s’adresse ». Malgré les lois sur la concorde civile, plébiscitées à la fin des années 1990, la matrice idéologique est toujours là. À la télévision nationale, un leader islamiste revendique sa pleine légitimité, dans un « État de droit islamique », de promouvoir la vertu et de prévenir le vice dans son quartier. L’échec est autant celui d’une génération qui n’a pas su corriger les choses et amorcer la réforme de l’islam, selon les mots de l’écrivain en exil Boualem Sansal, que celui de l’école qui n’est plus républicaine mais idéologique et dogmatique. « Les Algériens ne se parlent plus. L’école algérienne a formé des inquisiteurs », regrette amèrement le psychiatre Mahmoud Boudarène.
 
L’enjeu d’Enquête au paradis dépasse largement les frontières de l’Algérie et du monde arabe. Il en fait un film nécessaire pour tous ceux qui, comme Nedjma, cherchent à comprendre l’urgence de la menace intégriste qui pèse aujourd’hui sur notre civilisation. Mais ce combat serait-il perdu d’avance ? Face aux immenses moyens de communication maîtrisés par les tenants de l’islamisme radical, il n’y a aucune salle de cinéma en Algérie. La bataille, éminemment culturelle, correspond à ce que l’écrivain Kamel Daoud appelle un « autodafé inversé » : « l’autodafé, c’est brûler les livres. Aujourd’hui, nous avons un livre qui brûle le monde. »

François-Xavier Destors

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